Journal de correction du Pont d'Anvers - 1
01.07.13
5h30
Catégorie : Tentatives
Je peine, définitivement, à embrasser un corpus aussi long (combien, maintenant, cent pages ?). Mais c'est un jour faste : le paquet de café a été ouvert ce matin, il embaume. Je commence toujours, le malheur est là, par le début ; au bout de quelques heures, je suis épuisée, et j'en arrive, si je suis rapide, à la cinquième ou à la sixième lettre. Les suivantes sont quasiment dans leur état originel ; la dernière n'a même absolument jamais été retouchée. Je m'arrête chaque fois, tranquillement, à l'orée d'un champ en friche.
Le travail à accomplir reste invariablement monstrueux ; et je peine même à m'en rendre compte. Les difficultés qui subsistent dans les premières lettres sont ponctuelles, lissées ; je peux les localiser et les survoler pourtant sans m'arrêter. J'ai toujours peur de ne pas savoir traiter le fouillis qui suit ce terrain familier (apprivoisé), qui changera du tout au tout mon travail de correction. S'ajoute à cela le fait que c'est ensuite que l'histoire se complique : après les retrouvailles, la folie solitaire ; et il me semble qu'il faut, pour écrire ce qui n'est pas explicable, plus de rigueur encore qu'un sujet bien rodé n'en nécessite.
Je continue à m'ébahir moi-même devant la structure générale, puisqu'elle m'a prise au dépourvue au moment de l'écriture. Elle m'apparaît, véritablement, d'une clarté insensée. Somme toute, les Lettres me gênent (impudiques, impulsives, mal léchées) ; la seule chose qui me rende fière, c'est cette construction inexorable, symétrique, inattaquable, et le fait que je ne l'aie pas prévue, que l'écriture l'aie créée d'elle-même. Je n'aurais pas eu l'imagination suffisante ; l'histoire s'est donc faite sans moi, tout simplement. Ça, c'est magique ; ça, ça vaut le coup.
Combien d'années, au juste ? La première lettre date d'un peu moins de quatre ans, la vingt-deuxième d'un peu plus de trois. J'ai commencé à corriger avant même la fin. Le retravail sur les Lettres a gardé, depuis cette première vague, un caractère désespéré – ce texte, c'est certain, n'est pas lisible. C'est « intenable » autant que les envois de la Carte postale ; sans cela, on pardonnerait un peu les maladresses, le manque d'expérience que j'ai, les ridicules du lyrisme ; avec, il se crée une véritable gêne. C'est vrai qu'on y devient voyeur d'une histoire emmêlée et pénible. Et voilà : c'est bien la seule chose que j'écrive en étant certaine qu'elle ne trouvera parfaitement sa place chez personne ; c'est bien la seule chose que j'écrive pour l'écrire, sans vouloir séduire au-travers. Je ne me plains pas : je suis bien heureuse de m'être résignée à continuer les Lettres pour elles-mêmes. Mais si je corrige mal, sporadiquement, sans véritable espoir quant au résultat, c'est d'abord parce que je n'aurai personne à qui dédier ce livre – qui, pourtant, est adressé, va vers l'autre ; et je ne pourrais pas même m'illusionner à ce sujet. (Dans le Monde selon Garp, le même cas de figure se produit ; c'est finalement la femme de ménage de l'éditeur, laquelle se trouve avoir un flair infaillible et quasi magique en matière de futurs succès commerciaux, qui accepte, mais avec une réticence infiniment horrifiée.) Je crois fermement que ce livre, en dépit de ce que j'ai voulu, ne va vers personne, si ce n'est vers un autre livre, qui, peut-être, ne pourra être commencé que quand j'aurai clos celui-ci.
Il est certain aussi que ces quatre années déforment entièrement ma vision des Lettres. Je peux parler, ça oui, de la correction ; j'ai toujours l'impression, lorsque j'y suis, d'apprendre le métier à ce moment seulement, et à la dure. Mais parler des Lettres : j'en connais tous les recoins, et je ne sais toujours pas ce qui s'y passe. Je me suis même demandée, un peu hagarde, si le « pantalon à pont » de la troisième lettre n'était pas un élément dangereux, parce que première occurrence du pont évoqué dans le titre ; c'est absurde, d'être suspicieux à ce point, le sens que l'on peut bien donner au titre ne peut rien avoir à faire avec une braguette de marin et, si on souhaitait aller aussi loin, ça ne serait vraiment plus de mon ressort.
Je ne suis pas très assurée non plus, dans le fond, du sens dans lequel vont les corrections. Elles ont bien pensé à tout transposer en poème, et fort prématurément ; ç'aurait été fuir le texte, tenter de l'évacuer sous une forme plus supportable. Je défendrais bec et ongles certains nouveaux paragraphes ; mais qui sait s'ils n'ont pas simplement, pour moi, l'attrait de la nouveauté, dans un texte qu'en de nombreux endroits je ne suis pas loin de connaître par cœur ?
A ce stade, la correction n'a vraiment pas de sens. Je suis totalement Duras lorsqu'elle écrit qu'il ne faut pas aller jusqu'à rendre le texte parfait, qu'il n'est bon que s'il reste un peu bancal ; je crains de ne même jamais atteindre ce point-là. Il faut, c'est tout (« Es muss sein »), et c'est très bête.
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