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Credo : Michel Strogoff n'a jamais été aveugle

Qu'est-ce que ça fait à la parole, d'avoir construit sa grande passion dans l'absence ? 

 

(Si R. répond, qu'est-ce que ça fait à ma parole ? Si R. ne sait pas qu'il m'a accompagnée et poussée dans le dos, qu'est-ce que ça fait quand on parle ? Où est la marque de ça dans ce que je dis quand je lui parle, qui ne me satisfait pas ? Où est-ce que ça reprend sa place ?)

 

 

 

Le moment de R. et de la Russie, c'est exactement celui où la parole amoureuse n'a plus pu être que monologuée, où elle n'a plus osé demander une participation de l'objet. Reconstruite sur un terrain plus pauvre, elle a changé l'objet en adresse, et prétendu connaître un lyrisme plus juste, en prenant le "tu" comme justification et comme assise -- paradoxes : lyrisme du "tu", monologue du "tu", mythification du "tu" à qui on ne demande pas de prendre la parole. Autonomie de la parole et dépendance du sujet. 


 

 

R. ne se sait pas même adresse : j'ai dit que j'avais écrit sur lui, pas vers lui. Ce n'est pas un beau cadeau pour le grand garçon vif qui, il me l'a raconté hier, jetait des morceaux de gomme sur les premiers de sa classe. "Tu en aurais reçu aussi, d'ailleurs." Je n'invente pas : R. aurait lancé des bouts de gomme sur moi qui lui (ai) écris. R. n'aime pas le support écrit et ne lit pas ; il pense en solitaire, et ça oui, il pense, mais il se méfie du texte, il faudra que je demande pourquoi exactement, et quand il se méfie, il se moque. "Bien, d'écrire un livre là-dessus - au moins une personne qui achètera ton livre, maline !" ("qui l'achètera", pas "qui le lira".)

 

Avec la certitude d'une adresse sourde, j'ai esquivé un moment le vrai problème : la dédicace est insupportable de demande : "accepte-moi/aime-moi qui écris, parce que c'est à toi que j'écris". 

"L'objet que je te donne [le texte dédié à toi] n'est plus tautologique (je te donne ce que je te donne), il est interprétable ; il a un sens (des sens) qui déborde de beaucoup son adresse ; j'ai beau écrire ton nom sur mon ouvrage, c'est pour "eux" qu'il a été écrit (les autres, les lecteurs). C'est donc par une fatalité de l'écriture elle-même qu'on ne peut dire d'un texte qu'il est amoureux, mais seulement, à la rigueur, qu'il a été fait "amoureusement", comme un gâteau ou une pantoufle brodée. 
Et même : moins encore qu'une pantoufle ! Car la pantoufle a été faite pour ton pied (ta pointure et ton plaisir) ; le gâteau a été fait ou choisi pour ton goût : il y a une certaine adéquation entre ces objets et ta personne. Mais l'écriture, elle, ne dispose pas de cette complaisance. L'écriture est sèche, obtuse ; c'est une sorte de rouleau compresseur ; elle va, indifférente, indélicate ; elle tuerait "père, mère, amant(e) plutôt que de dévier de sa fatalité (au reste énigmatique). Quand j'écris, je dois me rendre à cette évidence [...] : il n'y a aucune bienveillance dans l'écriture, plutôt une terreur : elle suffoque l'autre qui, loin d'y percevoir le don, y lit une affirmation de maîtrise, de puissance, de jouissance, de solitude. D'où le paradoxe cruel de la dédicace : je veux à tout prix te donner ce qui t'étouffe."
R. B., Fragments d'un discours amoureux, "La dédicace". 

J'ai esquivé ça, mais pas totalement, puisqu'il m'est arrivé de croire follement à une lecture : qui sait ce que ça a causé dans le texte, si la passion n'a pas grossi parce qu'elle s'écrivait au "tu", absolument injustifiable, et qu'il fallait ne pas être égoïste, l'être le moins possible ? - et si le chemin russe, radical et cruel, n'est pas surtout la métaphore du sujet aux prises avec la difficulté morale de l'adresse ? 

 

Peut-être que je n'ai plus de parole que comme monologue adressé, effrayé de lui-même, et que je n'ai plus de discours amoureux que par cette parole-là - même quand je n'écris pas à l'autre. 

 

 



24/06/2013
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