13.06.13
À cette heure-ci, tu vois certains arbres virer au carmin, tandis que le vert des autres refroidit – ce contraste : rideau de théâtre sur sapin et menthe à l'eau, c'est le prélude à l'enflammement véritable où tu te trouves chez toi. La nature y brûle tout ce qu'elle a de frais et de périssable, pour ne garder aux froids que ce qui est armé pour eux.
La campagne a ses cruautés que tu n'as jamais cru malsaines, gardant finalement le sobre et le fort, et le luxe n'y est que momentané et prétexte. Tu es chez toi dans le grand cycle dur des forêts, et jusqu'à la vie secrète des insectes sur la mousse et dans les flaques, tu es chez toi.
J'imagine si pour moi aussi les feuilles d'automne étaient citron confit, orange givrée, châtaigne et vin chaud. Bientôt ce sera comme si un gigantesque paon-du-jour camouflait le monde, avec ses couleurs exactement ; et il ouvrira grand sur la campagne ses ocelles comme des yeux, pour te regarder toi qui passes là d'où le sentiment de magie te vient, là où tu aimes.
Il est juste que ce soit lui qui ait sur toi son regard attentif et animal.
Peut-être ce sont mes imaginations tristes qui viennent comme les saisons changent, mais je crois t'avoir connu quand il le fallait : à la toute jeunesse et à l'entre-deux où elle exsudait encore du désir et de la folie dans tes gestes vers moi. Bientôt c'est l'hiver et te voilà adulte, te voilà adulte avant moi.
Nouvelles lettres bleues, automne 2012
Mais R. n'est pas adulte, et ma promesse d'il y a un an n'a pas lieu d'être, puisque sans moi il se charge de sa jeunesse. J'en avais déjà accepté l'héritage ; nous serons encore deux sous les mêmes lois.
Je n'ai pas de mots encore pour décrire ce qu'est ce R. qui n'a pas changé ; il m'a tenu compagnie, je le porte, je sais sans formuler. C'est à lui qu'il faudrait juger la fidélité dont je suis capable : l'estime, l'accord de nous dans quelque repli insaisissable, et voilà non un de ces embellissements bénins de l'après-coup mais une im-mense (je fais le geste avec le haut du corps) tache dorée, l'or bruni que j'aime tant sur les idoles.
"Tu n'as pas voulu écrire dix mots, écris-en quarante mille maintenant !"
Cohen
Non que je sois effrayée de te devoir quelque chose, mais il faudra écrire dix pages - "Nouvelles lettres bleues", comme "Nouvelles nourritures terrestres" - sur trente-huit minutes de conversation par téléphone, conclues par un riant échange d'insultes - nos compliments. Pouvoir dire "nous" !
Je bois et je mets de la liesse dans ce quatrain que je répète quand j'imagine qu'un jour R. va mourir, que j'ai répété répété quand j'ai cru qu'il était sorti du mythe, passé à l'autre bord, hors de l'entre-deux dont nous parlions en Russie, du définitif côté des adultes :
"Quoi, le miraculeux poème
Et la toute-philosophie,
Et ma patrie et ma bohème
Morts ? Allons donc ! tu vis ma vie."
("Laeti et errabundi")
Plus tard --
Étrangeté à la relecture. C'est faux, tout cela : R. se tutoie, R. est l'adresse.