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Journal de correction du Pont d'Anvers - 3

"Journal partiel", 14.12.13

 

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Il m'est désormais impossible de travailler aux Lettres, et je ne vois pas comment les conditions pourraient se trouver à nouveau réunies pour que je les écrive à la fois juste et bien. (La nécessité de commencer autre chose provoque un léger enthousiasme de bonne augure, et ne pas savoir où attaquer pour cela ne m'effraie pas encore.)

Il n'y a plus de subtilité dans mon rapport à R. : mes rapports avec lui se trouvent tout à coup (sont tout à coup censés être) réduits à mon sentiment pour lui, et ce sentiment est un gros noyau d'amour en deuil.

Me guettent pareillement, si je m'obstine, l'aphonie et le lyrisme. Inutile d'évoquer outre mesure le sujet de l'incapacité à écrire ; en ce qui concerne le lyrisme : à quoi bon dire que j'ai « le cœur brisé » : ça ne touchera guère, et encore, pas violemment du tout, que ceux qui savent que je n'écris jamais des choses pareilles... Dit très rapidement : le chagrin d'amour, comme l'amour heureux, me semblent des questions littéraires vulgaires (les « bons sentiments ») – traiter d'elles uniquement, à moins d'inventer ou de réinventer une esthétique idoine, me semble fatalement promis à être médiocre. (Et si j'écrivais pour le Pont d'Anvers, il ne s'agirait que de cela sur des pages et des pages.)

On écrit d'amour, d'une certaine sorte d'amour, mais on n'écrit pas l'amour : il n'y a possibilité de justesse, de pudeur et de qualité qu'avec une quelconque forme de recul, et là où le sentiment n'est pas brut ni d'un seul tenant. Je découvre, a contrario, pourquoi je n'ai jamais réussi non plus à rendre justice de cette façon-ci – par l'écriture – à l'amour comblé et/ou exclusif. Il faut qu'il y ait une forme de tension, et qu'on accepte de la voir et d'en faire quelque chose : ainsi le regard un peu malveillant que les autres posent parfois sur mes relations n'a-t-il plus été suffisant pour créer un champ, un angle d'attaque, depuis le moment où mes rapports avec Daliss ont commencé à s'étioler ; c'est à ce moment que cette manière d'être scrutés a cessé de m'être une fierté, une source d'orgueil (et que fierté et orgueil ont fini d'être un motif d'écriture). Ni Guillaume, ni Antonia, ni Quentin (quoi qu'il y ait quelque chose à creuser avec lui, mais, depuis avril, je ne sais plus comment m'y prendre) ne savent s'écrire convenablement. Pour R., il fallait déjà louvoyer : maintenant, c'est fichu. (Reste à m'éviter cette certaine panique qui pourrait finir par poindre à cause de mon silence  mais on n'en est pas là.) 

Le désir, c'est autre chose ; il y a toujours quelque chose qui y échappe, de l'inconnu ; c'est un pan intéressant en soi.

Peut-être aussi l'écriture garde-t-elle pour moi un but de séduction. Je ne peux plus écrire à R. parce que je ne me donne plus le droit de l'attacher à moi.  Il est possible que je fasse le mauvais choix, en refusant maintenant d'exercer un pouvoir actif sur nous, alors que je ne peux me défaire de l'idée qu'un jour, etc. Il serait plus sain de m'avouer que je garde cette posture d'attente et de rendre cela visible, au lieu de porter silencieusement (donc seule) mes grands espoirs. Mais, comparée à celle d'avant juin, l'attente a changé de nature, et je n'arrive pas à m'y retrouver ; puis elle est dissimulée sous la détresse – sans compter que je me refuse par principe, et c'est heureux, à faire quoi que ce soit pour la simple et unique raison que c'est sain.  

Et peut-être s'agit-il, au fond, de cette alternative parole contre acte ou même écriture contre parole, révélée par R. (justement), et face à laquelle je ne sais pas comment me placer. Ecrire mieux que je ne parle, et mieux que je n'agis (même écrivant mal, il me semble que ce ne serait pas difficile de faire mieux ma preuve par là que directement confrontée à l'autre), peut-être que ça me semble être laid. (Mais alors, s'il faut réussir sa vie pour s'autoriser à écrire...)

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13/12/2013
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