12. L'habitude
L'habitude, à partir du moment où je la remarque, me donne le choix : lui préférer le changement – ce que je prône, en général, pour m'éviter un repos stupide – ou lui donner un prix, donc un sens intime. La suspicion que j'ai, qui me fait même changer d'orientation mon lit et alterner les nuits volets ouverts, fermés et mi-clos, a épuré un grand nombre de gestes quotidiens. Je m'inscris dans le résidu ; ma fidélité lui est totale.
Le parfum que je porte a été créé en 2004 ; on me l'a offert la même année, qui a aussi été celle où la peau s'en est mêlé. De savoir que les œnologues ne se parfument pas, je suis heureuse : si, en plus de la sentir, je goûte mon odeur choisie, si le geste imprègne autant, je vis en permanence dans le choix de moi-même, fait une fois pour toutes. Je signe mon corps pour que tu puisses toujours le reconnaître, pour, ainsi, aussi, être à toi fidèle.
Toutes les journées commencent avec deux cafés longs sans sucre. Par « toutes », j'entends sans doute 350 jours par an ; si je suis malade au point de n'en avoir pas envie, je bois un thé oo-long, chaque fois le même. Si je projette de séjourner chez toi et que, galamment, tu me demandes ce qu'il faudrait pour moi te procurer, c'est la seule réponse que je te donne.
J'écris dans des carnets rouge foncé lignés, aujourd'hui de taille moyenne ; le jour où je les ouvre, je marque leur couverture d'un accent circonflexe. Après une semaine éprouvante en Allemagne, j'ai décidé que ne pas avoir de lieu où écrire seule la nuit rendrait dorénavant tout déplacement un peu long impossible. La suite des carnets rouges, semblables et également habités, crée, elle aussi, un lieu pour l'écriture. Le déménagement de l'un à l'autre se fait sans encombres, comme on progresse dans un couloir dégagé.
Restent encore inexplorées, moins évidentes à te dire autrement que par jeu, quelques pratiques dont, volontiers, tu ris avec moi. J'abîme mes livres ; je parle au Chat, à ce que je cuisine et un peu à mes plantes, qui portent toutes des prénoms ; dans mon appartement habitent Bernard, le bernard l'ermite rose, et une grosse poule en terre cuite inutile ; ma bibliothèque possède cinq sections : livres par ordre alphabétique, carnets, vieux objets-livres et lectures favorites, à l'intérieur desquelles sont mis à part Duras, Verlaine et Genêt ; La Rochefoucauld se trouve à côté des cabinets ; j'achète compulsivement des tasses à thé et à café, lesquelles ont une identité certaine, comme en ont pour moi les nombres ; je fume des La Paz à sept euros dix.
C'est faux de dire que je ne sais pas pourquoi Bernard est une de mes habitudes définitives – pour comprendre qu'il m'est cher, je n'ai qu'à me souvenir qu'il n'était, au début, qu'une lubie bon marché que m'a passée ma mère. Mais en Russie, tous les matins, lorsque je me brossais les dents dans l'évier, il me souriait inconditionnellement, innocent témoin, dans la poussière grasse de mon appartement insalubre ; je le regardais, aimanté verticalement au chauffe-eau, ridicule moi-même, et j'essuyais de temps à autre son sourire d'enfant niais qui me donnait envie, chaque matin, de rire aux larmes.
Je décrypte avec conscience mes goûts en matière de chair. J'analyse presque en permanence les événements intimes.