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Heimatlos

J'ai une fascination extrême pour ce porte-clefs. Je l'ai acheté à Osnabrück, à la période où j'arrêtais le café. Ce n'était pas couru, que je le prenne : ses couleurs me répugnent, et je n'ai jamais vraiment su ce qu'il me signifiait - puis j'ai dû l'acheter sous l'oeil dubitatif de Lisa et supporter, ce faisant, qu'il prenne l'apparence d'une lubie. C'est vrai, peut-être était-ce simplement, au moment où j'étais dans le magasin, la reconnaissance d'un mot connu dans une langue étrangère qui m'a conquise - et alors un bonheur de mémoire, d'intellect, une gratification à la Tête. 

Je n'ai pas pu l'accrocher à mes clefs ; il est resté sur mon sac à main gris jusqu'à ce qu'un stylo bille n'y coule. J'ai alors tout remisé dans un placard, puis tout retrouvé l'été suivant, ai eu un coup au coeur en voyant le porte-clefs, ai jeté le sac gris et tout son contenu bleui. J'ai regardé cette petite plaque de plastique qui ne signifiait toujours rien et que je ne pouvais toujours pas utiliser. Je l'ai mis dans un vide-poches, avec le brin de lavande du jour où Pilou et Alexandre sont tombés amoureux et qu'ils ne savent pas que je possède, un marron du lycée Condorcet, la minuscule clé de ma mallette en cuir et un zloty : une collection d'enfant, comme la boîte à boutons dépareillés (j'avais obtenu qu'on s'en servît pour dessiner le visage d'un bonhomme de neige, les plus beaux ont disparu lorsqu'il a fondu, mais je me souviens bien d'eux). 

 


 

Heimatlos, dit le porte-clefs paradoxal : si j'ai des clés, j'ai un endroit pour vivre, un Heimat existe, justement. Alors quoi : Heimat, le pays ? Mais je ne quitterai guère la France, et ne l'avais pas même quitté en partant en Niedersachsen - je n'ai pas dit deux mots d'allemand, Lisa me parlait français et j'avais le plus grand mal à commander une glace sans bafouiller. Lisa, elle, se sentait apatride ; j'appartiens à un endroit : j'ai le Heimweh loin de chez moi, je souffre de n'être pas dans mes murs.

Peut-être c'était de me souvenir des deux mois d'été où, pour la première fois, transitant entre deux déménagements, je n'avais plus eu de lieu. Ogier nous avait dit que c'était la déformation de "sans feu ni lieu" qui avait donné "sans foi ni loi" ; j'avais été exactement cela.

Heimat - quoi ? La maison de l'enfance, sans doute, aussi, puisque Heimat, c'est l'endroit de l'origine.

La vérité, c'est que la Heimatlosigkeit m'est permanente si j'aime les lieux avec cette force-ci. Les endroits disparaissent pour nous, nous dépossèdent d'eux quand on doit les quitter - Oh, la folie que j'ai eu, pieds nus dans Lyon, à la veille des adieux à la ville ! et de penser que d'autres habitent aujourd'hui dans mon minable logis bien-aimé, dont les portes, les clés rendues, restent closes à moi, l'esprit autrefois familier de l'appartement. 

 


 

Suis heimatlos si sais que suis en mouvement.

 

 



Le trajet est celui du nautile découpé verticalement : grandissant, il construit sa coquille vers l'avant, y faisant une nouvelle case, et y avance, de plus en plus vaste, partant du centre, progressant avec la face aveugle de son corps d'un ancien logement à un autre plus loin. Il n'a pas à proprement parler "sa maison sur son dos", il a vingt chambres passées qu'il porte, vides, sur soi, et auxquelles il n'a pas accès. 

La Heimatlosigkeit, c'est pour moi la mémoire : comme on apprenait à se souvenir d'un discours en dessinant dans sa tête une maison imaginaire à parcourir, dont chaque pièce représentait une phase, je me souviens par les lieux, qui sont réels, persistants et autonomes. 

 

C'est la Heimatlosigkeit qui donne son prix au Heimat, qui l'assure d'être, à son tour, compris comme important. 

(Autour de moi, les lieux ont de l'entendement.)

 


Bien lestée de mes vases creux, ma voilà lente et tranquille comme le nautile ouvert vers l'avant. Je ne crois plus aux départs brusques, aux sauve-qui-peut, et je ne brûle pas mes archives, je ne suis pas un tel danger. Bei mir zu Hause, je joue aux cabanes, avec la toute-gravité de l'enfance, avec le bonheur du Chat.

 



02/05/2013
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