Tourne - 2
04.12.13
Je les pose les deux devant moi. La grande est jaune pâle, d'après mon souvenir, et tire par endroits sur le doré ; les lumières artificielles la rendent moins verte.
Il est étrange, d'ailleurs, que mes parents n'aient pas le même engouement que moi pour l'artisanat, qu'ils n'aiment la nature que lorsqu'elle est en site - je pourrais me dire que c'est moi qui, justement, dénature, qui cherche à leur garder mémoire tout en leur échappant, mais, tout de même, de la belle céramique, du bois tourné, des fleurs d'appartement, ce devrait leur être aimable et je sens bien que ça ne l'est pas -- mon attachement à cela leur paraît être une étrange lubie. Ils aiment les paysages, les plantes savantes, les arbres fruitier.
Revenons aux pommes, et d'abord à la première ; elle est, m'a dit l'ébéniste, en mûrier-platane - au vu de sa taille, elle a peut-être été faite à partir d'un tronc. J'aime le bois tourné ; il devient lisse comme de la peau, et le bois prend vite chaleur humaine - sous prétexte de vérifier encore, je prends l'objet entre mes deux paumes, je frotte, je serre. C'est comme du bois flotté, si ce n'est qu'il y a en aval les mains d'un homme que n'ont pas encore fait oublier celles de la mer. (En rentrant, je parle à Q. des plates-tombes et des statues sacrées que le rite fait toucher aux fidèles, et de la patine que les choses prennent ainsi.) Je me suis arrêtée devant l'étal. Il y avait quelque chose de fou, avec ces pommes. J'ai touché attentivement, l'une après l'autre, toutes celles qui étaient à portée de main, entre des cuillers en bois qui semblaient avoir été usées - neuves, elles l'étaient comme préalablement - par toute une vie de cuisinière. J'ai obstinément désiré emporter celle-ci avec moi dès le moment où je l'ai vue.
Le bois dont ils se servent, ces ébénistes-ci, n'est pas du bois frais ; la femme me dit, en riant, que pour certaines, il fallait vraiment les faire tout de suite, sans quoi la branche, trop abîmée, aurait fini dans la cheminée. La deuxième pomme - de l'olivier - est comme à demi croquée. La mienne semble moins tavelée, mais elle présente des crevasses : une arabesque profondément creusée sur le dessus, et un enfoncement très accusé sur le côté. Il y a d'autres fissures dessous, que les photographies ignorent. L'une d'elles, lorsque j'y passe très fort l'index, produit un son.
Q. me dit : c'est drôle, que ça te plaise tant, avec ta peur de la pourriture. Mais devant ce bois-là, non, je ne m'effraie pas ; c'est vieilli -- j'ai failli écrire "faussement vieilli", mais non --, pas morbide.
Ca a des nervures, comme une feuille ; des marques, comme de la peau ; des rondeurs, comme un corps ; ça se creuse, comme un désir immobile. C'est moucheté ; à y regarder de plus près (ce que je fais, l'objectif de l'appareil appuyé à l'envers pour servir de loupe), la mienne, dont le bois est moins poli, a un duvet imperceptible ; celles-ci sont légères.
L'échancrure qui couronne la plus grosse est cernée de brun sombre, comme le rebord des pommes séchées de l'enfance.
(Continuer d'y réfléchir.)
P. B., 03.12.13