Le Cousin Pons
Depuis maintenant plus d'une heure, sur le rebord extérieur de la fenêtre, à contre-jour du lampadaire vaguement londonnien, il y a un pigeon qui sieste. Ce benêt s'est posé maladroitement, ricochant un peu sur la fenêtre alors que je terminais de concert une énième partie de spider solitaire et L'Immoraliste. Le choc sourd (de l'intérieur, on n'a pas entendu le bruit d'ailes) m'a effrayée, et il m'a fallu quelques instants pour comprendre de quoi il s'agissait. Le pigeon avait déjà rentré la tête dans son jabot ébouriffé, prêt, visiblement, à passer sa nuit là.
J'ai appelé le Chat à grands cris, mais il dormait sur la couette ; en désespoir de cause, je suis venue le chercher et l'ai posé sur la table noire. Pour lui indiquer ce qu'il fallait regarder, j'ai tapoté la vitre du bout de doigts ; le pigeon ouvrait son œil rond et noir, toujours convaincu d'avoir trouvé un endroit adéquat ; le Chat, évidemment, regardait mes doigts et pas ce que je lui montrais. Il a peut-être fini par comprendre, mais s'est en tout cas défilé deux secondes plus tard pour filer vers sa gamelle. Je l'ai suivi pour lire au lit un nouveau Hervé Guibert ; à mon retour, le pigeon était toujours au même endroit.
J'aime les gros animaux. Il n'y a rien qui me donne cette sorte d'affection amusée et un peu délirante, que les animaux qui paraissent un peu trop empâtés. J'en ai des gloussements dans la gorge et un début de larmes réflexes aux yeux.
Le pigeon est toujours là. Il se rengorge, se réinstalle un peu mieux de temps à autres. C'est vraiment un gros pigeon ; de face, il doit être joliment sphérique. Sa position de lutte contre le froid lui fait sur la tête un petit toupet, à mi-chemin entre la perruche et le punk. Les pigeons bien rembourrés sont toujours sympathiques : on ne comprend pas très bien comment une boule de plumes sur pattes peut être fonctionnelle. Si celui-ci n'était pas, selon toutes logique et probabilités, aussi incontinent et plein de vermine que tous ceux de son espèce, je le laisserais volontiers rentrer - à ma tendresse débordante pour les animaux bien nourris s'ajoute l'instinct de recueillir, voisinant lui-même méchamment avec le désir enfantin d'adopter, d'apprivoiser.
D. disait, de tous les animaux, préférer les oiseaux ; qu'un jour un moineau de rien du tout s'était posé sur sa paume quelques secondes et qu'il avait rarement été aussi ému que par le contact avec ce petit corps fragile, vivant et ailé. Cela dit, enfant, il était capable d'attraper les pigeons au vol et ne s'en privait pas (les mouches aussi, je l'ai vu faire, il calculait son angle et y parvenait presque à tous les coups). Les gens se méfient des pigeons - de leur petit œil buté, de leur insolence dans les espaces publics, de leur statut parasitaire que la morale réprouve, autant que de leurs torts hygiéniques objectifs. Le caractère que l'on attribue au pigeon par homocentrisme en ferait pourtant un excellent personnage de comédie. (Voir à ce sujet la minuscule BD du 50 rue Boileau, histoire véridique d'Edmond le pigeon interrompu en plein récital par un roulé-boulé impromptu dans ma gouttière cradingue alors qu'il tentait de séduire Simone la pigeonne.) Le pigeon est un gros pique-assiette sûr de son droit, imbu de lui-même et à la cervelle étroite.
Je suis bien contente d'avoir comme voisin, cette nuit, la modeste et délicieusement ridicule réincarnation du Cousin Pons.