Ce que j'ai du moins est à moi (Stephen Dedalus)
04.06.13
Et tandis que mourant roulaient vers l'estuaire
Tous les regards tous les regards de tous les yeux
(Apll)
Il y a des filtres entre moi et moi. Tout se révèle tout à coup, c'est le signe de ce que la violence se dissimule ; et si j'en ai moins, ou moins que j'ai toujours cru en avoir, je sens bien, au-delà de toute partialité et de tout idéal, que je n'usurpe pas le mot.
Alors, vraiment, la sauvagerie ne serait plus possible ? - est-ce moi qui revois mes désirs à la baisse si je dis qu'il se passe quelque chose de cet ordre ?
J'écris et le Chat m'a griffé le mollet au sang. Ne l'ai-je pas apprivoisée, la bête qui, il y a trois ans de cela, me terrifiait à dessein en menaçant m'éborgner la nuit, lorsqu'il ne m'aimait pas ; et, pourtant, est-ce qu'il n'est pas resté sauvage, sauvage assez pour m'encore faire peur, le Chat qui maintenant, câlin parfois, cache alors sa tête sous ma main comme sous un dais d'amour pur ?
Meurtrier, le Chat seul aimé aux pupilles écarquillées comme des yeux dans les yeux, est-ce pas le signe que la sauvagerie reste, ou du moins – mais c'est tant déjà – que je la vois, moi, là où elle se replie ?
Je n'aime pas ce qui refuse le sang.
Puis il est là, le sang, et celui de la ville prise, en grandes taches de vin bleu sur la peau tendre des jambes, et dans toutes les marques dont plusieurs ont, en toute conscience, été faites pour que la vie soit forte.
Je refuse le drame ; je n'abdique pas pour autant.
Je suis là, quelque part dessous, et je me filtre continuellement à ma surface.
Mollet gauche : cinq bleus minuscules, bruns ; deux grands, couleur de chair crue. Cuisse gauche : une petite ecchymose, bordeaux. Tibia droit : un bleu vert, trois rouges ; plus au centre, deux violets. Cuisse droite : une énorme barre violacée ponctuée de blanc ivoire et de bleu foncé ; deux ecchymoses claires, rondes comme des morsures de petit animal.