2. Paule boite
Mettons que je boite. (Tu le remarques parce que je saisis toutes les occasions pour m'appuyer sur un meuble quand je dois me relever, et parce que, dans les escaliers, je pèse très lourd sur la rampe.) Il faut d'abord, c'est plus poli, attendre un moment statique pour m'interroger ; heureusement, alors que nous sommes assis, me voilà tendant et dépliant tout à coup ma jambe droite, concentrée, la main fermement serrée autour du genou, et tu poses la question rhétorique : « tu as mal ? » « Un peu, je réponds, je suis comme une vieille. Ça arrive de temps en temps, et si ça continue, tu sais, je m'achèterai une canne à pommeau. » L'apparence t'a dit la douleur au genou ; je peux esquiver son sens : te dire, au choix, que ça a commencé quand je courais le mille mètres, ce qui est vrai, que c'est le stress, ce qui n'est pas faux, ou que c'est le judo, ce qui est inexact mais qui paraît être une explication limpide. L'apparence me dit, à moi : tu l'avais oubliée, ta jambe de bois du front russe, et que la vie t'était pénible ; j'ai pour charge de te le montrer encore, et de faire passer cela devant les autres, de te faire le promener devant les autres, pour te donner le vertige.
Le boitement révèle autant qu'un tatouage : il parle des tréfonds, et d'autant plus fidèlement que je ne l'ai pas choisi, et que je ne suis pas capable de l'atténuer.
Il est en communication directe avec un temps écrit ailleurs où il a pris son nom, et où j'ai pris le mien en l'y incluant, incapable que j'étais de l'ignorer : il y a un nom secret, que je te cache obstinément, pour Paule qui boite.
"Mais nous incendierons le Palais d'Hiver..."