La moustache (2) - bêtise
Catégorie : tentatives
(train, puis Jordan T's)
La moustache
épopée moderne
Cérès avait fourni sa moisson de houblon fermenté, et nos maigres emplois alimentaires nous avaient permis de prendre part au festin ; sachant que c'était le signe de ce que nous possédions la nuit, nous buvions bière après bière. J'étais dans la phase enthousiaste de l'ivresse, celle où l'on hurle volontiers à pleins poumons. L'hiver prenait ses droits dès le balcon, où, depuis longtemps, nous ne nous déplacions plus pour fumer ; et quiconque s'esquivait un moment inspirait, en rentrant dans la pièce, un air épaissi par la fumée bleue. La compagnie était idéale : ni couche-tôt, ni alcoolique repenti, ni beau-parleur fiévreux menaçant de nous submerger de lui-même. Lorsque la conversation roulait sur des terrains qui ne nous étaient pas familiers, nous nous retirions un moment en nous-même et nous dilations aux proportions de la chambre. Chaque léger inconfort – de la parole, de la canette tout à coup bien vide, de la position assise, ou cette envie vague de mouvement, d'événement, qui se concluait par l'allumage d'une autre cigarette – portait à plus de fougue. Rien que de très banal ; mais c'était une banalité de laquelle on se déprenait vite, porté à croire, tout à coup, que nous étions comme guerriers de métier au seuil d'une bataille, connaissant le flux de l'adrénaline sans pour autant oublier que nous nous risquions au-devant du danger. C'était l'heure de partir combattre quelque chose.
« Mais que n'avons-nous pas ? »
En temps normal, il y eût eu quantité de réponses idoines. Nous manquions en effet d'argent et de certitudes sur notre propre avenir ; les plus politisés d'entre nous doutaient sans doute également de celui de la société. Nous manquions aussi de femmes, perpétuellement, puisqu'en avoir de temps à autres ou même à demeure ne calmait guère ce désir-ci ; nous-mêmes, en terme de féminité, étions loin du compte, aucun n'en ayant suffisamment pour ne l'aller pas chercher chez autrui. Nous sentions aussi souvent un certain déficit de sens, pénible et difficile à nommer, lequel, chez certain, était grossi en besoin de création, qui nous laissait intranquilles et peu satisfaits. Pour autant, cette fois, dès qu'énoncée, la teneur de notre manque nous parut d'une extrême évidence, ainsi décentrée vers un point lumineux :
« La moustache. »
Nous n'avions pas de moustache, oh ! nous n'avions pas de moustaches, ni les uns ni les autres – ni moi, a fortiori. La mâle compagnie avait trouvé l'identité du Graal : la moustache. Il était de notre ressort de la conquérir de haute lutte, cette noble toison à laquelle nous n'avions encore que peu pensé dans nos vies ; l'aventure avait un nom – la moustache.
*
Il n'était guère qu'une heure du matin, et nous avions soif – et soif de partir sur le champ. Que faire ? – c'est le mot des révolutionnaires russes – puisque la statue doucereuse de la place de Zurich avait déjà été affublée d'une moustache noire, il fallait voir plus loin. Le Nelson, grâce au ciel, fermait tard, et nous espérions y rencontrer une faune de tous poils qui nous fasse mieux comprendre les enjeux de notre entreprise. Ceux qui, au juste, y portaient ce bel ornement, ne semblaient pas particulièrement représentatifs d'un type : des maigrelets l'avaient en lame de rasoir, quelques paumés l'arboraient clairsemée, et des quarantenaires punks fournie. Fallait-il – fallait-il nous en dessiner une ? Oui ! Et au marqueur semi-permanent. Et de quelle forme, ta moustache ? Dali ? Dali, c'est bien : souviens-toi qu'il a un jour enfoncé une vitrine d'un coup d'épaule parce qu'elle était laide. Plus de laideur, de la moustache ! Voilà le point d'entrée. Nous sortîmes après deux whiskys de bon ton et d'excellente saveur et renversâmes trois poubelles. J'embrassai une fille déguisée en mort-vivant qui rentrait chez elle fort éméchée, ma moustache ne la répugnait pas et elle nous avait demandé du feu, du feu, que brûlerons-nous ? Sommes-nous révolutionnaires assez pour transformer la ville en torche ? Six Dalis s'égayaient sur les trottoirs sans ressentir la fatigue de quatre heure trente. Quelqu'un inventa une ode, qui fut oubliée dans l'instant. Nous n'avions pas l'habitude d'être portés par quelque chose de plus grand que nous. Sus aux Crédits Mutuels ! Nous les balafrâmes de quelques vers sus par cœur. « Assommons les pauvres » – n'étions nous pas pauvres nous-mêmes ? Celui qui s'apprêtait à écrire ces mots sur la façade de la banque fut arrêté manu militari : nous n'étions pas là pour de la politique, mais parce que nous avions une haute idée de la beauté moderne. L'épopée ! « Au combat, au combat ! Car notre sang qui bout / a besoin de fumer sur la pointe des glaives. » Savez-vous, compagnons, que nous nous couchions sur le parvis de la cathédrale pour en voir mieux les glorieuses proportions, et que ce garçon venu de Cronembourg nous avait osé dire que nous étions la honte de l'Alsace ? La honte de l'Alsace, la honte de l'Alsace, et merde ! N'a-t-on pas la droit de se prosterner face au ciel devant une cathédrale ? La rébellion suprême étant manifestement la soumission à la grandeur, et toute modernité étant parfaitement dissoute dans l'excès de nous-mêmes, nous nous tapâmes sur l'épaule et finîmes nos dernières provisions place de la cathédrale.
Les sergents de ville nous y trouvèrent, enroulés dans nos manteaux, transis de froid et toujours aimablement moustachus, à huit heures, alors que les premiers touristes nous considéraient avec frayeur. Nous bredouillâmes quelques phrases sur la beauté du geste ; sentant intacte notre envie d'en découdre, ils nous intimèrent simplement l'ordre d'aller poser notre lèvre supérieure sur un vrai oreiller.
L'un avait chez lui de la vodka, et nous nous sentions finalement tout à fait révolutionnaires. Ce fut mon premier zapoï – je m'en éveillai trois jours plus tard, après dix-huit heures d'un lourd sommeil chez un inconnu imberbe. Trois de mes compagnons étaient assoupis là, les deux premiers sur un sofa et le troisième devant un thé qui infusait visiblement depuis plusieurs heures. Jugeant la boisson imbuvable, j'allai terminer ma nuit chez moi. Il me fallut deux heures de marche, sans compter les détours de décérébrée qui me firent perdre le compte. Mon déguisement de Dali subsistait orgueilleusement sur ma face sale, et je souriais à tout rompre. Trouver la moustache dès la jeunesse, grands dieux !, fut mon premier accomplissement dans l'existence.