Forget-me-not / Le myosotis
Lettre russe (7)
Le doreur a l'âge de la ville. C'est l'impression qu'il donne et aussi celle qu'il a, puisqu'il parcourt chaque soir les ruelles jusqu'à se confondre, dans le noir, avec l'indistinction sombre entre pavés et façades. Au comptoir, un grand garçon maigre, nouveau ici, l'appelle l'âme des lieux ; mais le doreur existe si peu que le surnom ne prend pas. Il participe du paysage. Il ressemble trop à la ville, comme il se résume à sa profession et à son ivresse de chaque soir.
Il n'est pas triste ; il a de la terreur. La bouteille de vin cuit l'attend sous son établi, et dès qu'il sent ce qui lui monte, elle lui verse un adoucissement couleur de sang et de feuilles mortes. Chez lui, l'alcool réveille des chansons sans mémoire qui lui broient le cœur et que personne n'écoute plus qu'un fredonnement quotidien.
La dorure à la feuille est un art qui tache. Malgré les outils infimes, minutieux et que ses mains connaissent même sans lui, il semble finalement qu'il ait commencé son travail sur lui-même, recouvrant le bout des doigts et certains méplats des mains. Il oublie souvent de débarrasser la peau de ces particules à la fin de la journée, et c'est le matin qu'il les lave, avant d'en recommencer une autre. Ses doigts, à la longue, ont bruni.
L'angoisse, au début, empêchait le sommeil ; le remède qu'il a fini par trouver a en fait consacré le décalage progressif de ses réveils. Il est, mal gré, l'un des artisans nocturnes de la ville. Cet horaire à quoi sa profession ne le prédisposait pas entraîne, surtout en hiver, force dépenses en chandelles. Les mauvaises langues imputent directement à la bouteille son perpétuel début de faillite.
Pour retarder la crue qui le menace depuis les derniers feux du soleil, il récite l'alphabet ou compte mentalement jusqu'à cent – d'abord soixante, puis deux fois vingt. La barrière des lèvres se franchit sporadiquement sans qu'il le sente. Les enfants qui apprennent en classe les mêmes litanies pourraient, s'ils l'entendaient, en rire ; récitée continuellement, la liste des nombres se trouve étrangement privée de certains de ses passages obligés. S'il savait qu'il oublie toujours vingt-trois, vingt-quatre, hésite autour de quarante et accorde parfois une dizaine de trop à la centaine, il en concevrait une peur nouvelle, celle du vol d'autre chose encore que du souvenir intime et non fixé.
La ville lui est chère ; sans le rassurer, elle est présente et toute de pierre. C'est du vert qu'il a peur, du cycle des plantes qui se constate changeant et se fait sans lui absolument. Il verse tous les matins devant sa porte, dans les rainures entre les pavés, les résidus toxiques de son travail de la veille. De satisfaire à sa vieille haine de la mousse – ce foisonnement dense et presque textile, cette mauvaise vie végétale qui recouvre tout, abîmant son support par l'enfoncement des petits crampons foncés, et empêchant qu'on le retrouve un jour – il a un sourire vague. Elle s'obstine encore à pousser là, même maigre, malgré les ablutions matinales et l'atmosphère de cruauté ; le doreur continue, lui, à faire chaque jour acte de foi.
Il n'a guère de souvenirs à lui. Il possède du moins les jolies peaux de sa jeunesse et, avant cela, les promenades dans les champs où il apprenait le nom des fleurs et leur légende. Les gestes de son métier aussi, avec leurs règles énoncées, il les a à lui.
Le doreur boit seul et évite les amusements vulgaires. Il a une aversion spéciale pour les fêtes annuelles où tous s'enchantent des spectacles. Il s'y trouve toujours un grand homme un peu fauve dont la séduction étrangère fait fondre les filles et rend les hommes prodigues en pichets. Lorsqu'arrive l'un des avatars de ce personnage interchangeable, l'angoisse du doreur le découpe vif dès le réveil et est à son comble au bout d'une heure ou deux de travail. Avec conscience, il s'acharne, pour, aussi, préserver l'occupation de ses mains qui est comme un rempart à l'affolement. Il s'arrête cependant tôt en s'inondant d'alcool, n'ose pas chanter dans son atelier ni dans la rue, et part battre la campagne de son cauchemar.
Dans la cosmologie secrète de la ville, le doreur a pour ennemi le Magicien.
Une nuit comme celle-ci, une jeune vendeuse de fleurs, le croisant dans le fracas du bal public, veut lui faire acheter un bouquet de myosotis. Elle ne parle pas français, elle doit s'être accrochée à la troupe d'artistes dans une ville frontalière. Dans sa langue, elle dit le nom de la plante, pousse le petit bouquet poudreux de tant de bleu devant le nez du doreur qui, ivre d'alcool et de l'éclat de l'or, le distingue à peine. Mais il hurle, et il hurle, parce que la musique des mots lui rappelle une parole obscure et envolée, celle de cette anglaise amoureuse ; la fille recule de plusieurs pas, les yeux tout ouverts, et tourne les talons pour fuir l'insupportable.