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"Maintenant que nous avons eu tous bien peur..."

[...]
CHARLES, gémit
Mais je vous dis que j'ai peur de tout !
JEANNE, se rapproche
Je vais t'apprendre, Charles. Je vais te le donner, mon truc. D'abord -- ne le répète à personne surtout -- moi aussi, j'ai peur de tout. Tu sais pourquoi il n'a peur de rien, Monsieur de la Trémouille ?
CHARLES
Parce qu'il est fort. 
JEANNE
Non. Parce qu'il est bête. Parce qu'il n'imagine jamais rien. Les sangliers non plus n'ont jamais peur, ni les taureaux. Pour moi, cela a été encore plus compliqué que pour toi de refaire ton royaume, de venir ici. Il a fallu que j'explique à mon père qui m'a battue, et qui a cru que je voulais devenir une ribaude à la traîne des soldats, et toute proportion gardée, il cogne encore plus dur que les Anglais, tu sais, mon père ! Il a fallu que je fasse pleurer ma mère, et cela aussi paraissait insurmontable, que je convainque le gros Beaudricourt qui criait tant qu'il pouvait et qui était plein de mauvaises pensées... Tu crois que je n'ai pas eu peur ? J'ai eu peur tout le temps. 
CHARLES
Et comment as-tu fait ?
JEANNE
Comme si je n'avais pas peur. Ce n'est pas plus difficile que cela, Charles. Tu n'as qu'à essayer une fois. Tu dis : "Bon, j'ai peur. Mais c'est mon affaire, ça ne regarde personne. Continuons." Et tu continues. Et si tu vois quelque chose qui te paraît insurmontable, devant toi...
CHARLES
La Trémouille en train de gueuler...
JEANNE
Si tu veux. Ou les Anglais bien solides devant Orléans dans leurs bonnes grosses bastilles. Tu dis : "Bon, ils sont plus nombreux, ils ont de gros murs, des canons, de grosses réserves de flèches, ils sont toujours les plus forts. Soit. J'ai peur. Un bon coup. Là. Voilà. Maintenant que j'ai eu bien peur, allons-y !" Et les autres sont si étonnés que tu n'aies pas peur que, du coup, ils se mettent à avoir peur, eux, et tu passes ! Tu passes, parce que comme tu es le plus intelligent, que tu as plus d'imagination, toi, tu as eu peur avant. Voilà tout le secret. 
[...]
CHARLES, après un silence
Tu crois qu'on l'essaie, ton truc. 
JEANNE
Bien sûr qu'on l'essaie. Il faut toujours essayer. 
CHARLES, effrayé soudain de son audace
Demain, que j'aie le temps de me préparer...
JEANNE
Non, tout de suite. Tu es fin prêt. 
CHARLES
On appelle l'Archevêque et La Trémouille et on leur dit que je te confie le commandement de l'armée pour voir leur tête ?
JEANNE
On les appelle. 
CHARLES
J'ai peur, je crève de peur en ce moment. 
JEANNE
Alors, le plus dur est fait. Ce qu'il ne faut pas, c'est qu'il te reste de la peur quand ils seront là. Tu as bien peur, tant que tu peux ?
CHARLES, qui se tient le ventre. 
Je te crois. 
JEANNE
Alors ça va. Tu as une énorme avance sur eux. Quand eux, ils vont se mettre à avoir peur, toi tu auras déjà fini. Le tout, c'est d'avoir peur le premier, et avant la bataille. Tu vas voir. Je les appelle. 
Elle va appeler au fond :
Monseigneur l'Archevêque, Monsieur de la Trémouille ! Monseigneur le Dauphin désire vous parler. 
CHARLES, crie, piétinant sur place, pris de panique
Ah ! ce que j'ai peur ! Ah ! ce que j'ai peur !
JEANNE
Vas-y, Charles, de toutes tes forces !
CHARLES, qui claque des dents
Je ne peux pas plus fort !
JEANNE
Alors, c'est gagné. Dieu te regarde, Il sourit et Il se dit : "Tout de même, ce petit Charles, il a peur et il les appelle." Dans huit jours, nous tenons Orléans, fiston !
Entrent l'Archevêque et La Trémouille, surpris. 
L’ARCHEVÊQUE
Vous nous avez fait appeler, Altesse ?
CHARLES, soudain, après un dernier regard à Jeanne
Oui. J'ai pris une décision, Monseigneur. Une décision qui vous concerne aussi, Monsieur de La Trémouille. Je donne le commandement de mon armée royale à la Pucelle ici présente. 
Il se met à crier soudain :
Si vous n'êtes pas d'accord, Monsieur de La Trémouille, je vous prie de me rendre votre épée. Vous êtes arrêté !
La Trémouille et l'Archevêque s'arrêtent, pétrifiés. 
JEANNE, battant des mains. 
Bravo, petit Charles ! Tu vois comme c'était simple ! Regarde leurs têtes !... Non, mais regarde leurs têtes !... Ils meurent de peur !
Elle éclate de rire, Charles est pris de fou-rire aussi, ils se tapent sur les cuisses tous deux, ne pouvant plus s'arrêter, devant l'Archevêque et la Trémouille changés en statue de sel. 
JEANNE, tombe soudain à genoux, criant. 
Merci, mon Dieu !
CHARLES, leur crie, s'agenouillant aussi
A genoux, monsieur de la Trémouille, à genoux ! Et vous, Archevêque, donnez-nous votre bénédiction, et plus vite que ça ! Nous n'avons plus une minute à perdre !... Maintenant que nous avons eu tous bien peur, il faut que nous filions à Orléans !
La Trémouille s'est agenouillé, abruti, sous le coup. L'Archevêque, ahuri, leur donne machinalement sa bénédiction. 
WARWICK, éclate de rire au fond et s'avance vers Cauchon
Evidemment, dans la réalité ça ne s'est pas passé comme ça. [...]
 

Jean Anouilh, l'Alouette



27/11/2013
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