Nouvelles Lettres bleues
La jeunesse au miroir
La jeunesse mâche un miroir. La faim lui est venue et elle n'avait qu'un miroir en main, et l'a porté à sa bouche. Tout le temps qu'elle existe, la jeunesse aux dents dures broie le miroir qu'elle avait tenu dans sa main.
Le reflet est d'abord celui de gencives percées d'une dentition adulte.
La bouche a de l'instinct. Elle ne laisse pas passer cette nourriture-ci, que le ventre ne saurait pas supporter. Lorsqu'elle trouve de quoi remplir l'immense creux du désir dans le ventre, la jeunesse s'ouvre grand, et tombe d'elle un morceau de la glace. A chaque vertige, la béance se recrée, totale. L'éclat du miroir est au-dehors, minuscule, inutilisable, épuisé d'avoir fait son office, d'avoir été presque vivant.
Son broyage lent trompeur de faim lui a donné, par contagion, quelque chose du fantasme ; il a compris celui de la fixité. Dans sa fin de courbe, il capture, au hasard, un détail unique. Il y a les lèvres pleines et humides de cette fille, et ses épaules ; il y a la ligne noire d'un profil à contre-jour et la masse de boucles brunes ; il y a un œil au toit d'une maison bretonne et la couleur d'une forêt du Jura, qui est aussi celle du sirop de sapin ; il y a le mot « ravagé » pour un visage de trente ans, une main sur une hanche et le goût de noix du premier Marsala ; il y a un grand rideau rouge, l'image en surplomb d'un jardin sur un toit et des lignes de lumière sur un torse blond ; il y a le Chat grelottant enroulé dans une serviette jaune. Maurice Leblanc rêve une machine à développer la dernière image imprimée sur les yeux de la victime. Le miroir que la jeunesse échappe en ouvrant les lèvres fait cela, garde la vision, comme une rétine surexposée.
Le hasard de la prise est terrible.
La jeunesse ne sait plus qu'il y a un passé, et qu'elle y a tant porté cette glace au devant d'elle qu'elle est devenue, qu'elle a toujours été son regard. Le corps de la jeunesse, lui, n'a pas oublié ; l'organique est son affaire.
Dorénavant il peut y avoir reconnaissance ; dorénavant, la vraie violence du corps existe.
"C'est dans l'air comme un chant qui s'étrangle"
(Eiffel)
Les ombres rôdent puis
c'est aussi leur sommeil à l'orbe de ton poignet
dur comme ta paume est dure contre
la joue que je te tends
[...]
Pour la mauvaise peinture murale
15.09.13
Les grands barbares blancs
L'humidité peut-être a fait de la peinture
dessus le lavabo une terre brûlée,
une Pangée seconde ; et les secondes durent
au milieu de la nuit nue écartelée --
De mes doigts lents, en douce, j'écaille le mur
de l'apparence diurne : tu es enlevé,
dansant de ta chair brune à ce grand rythme dur,
le tien sans mémoire, sous les plafonds crevés
d'un vernis inégal. Le salon a des airs
de Sud, si faux qu'ils en paraissent authentiques ;
et nous avons sous nos ongles bien découverts
un symbole invisible, et comment mérité ?
La sécheresse enfin, sous nos discours comiques,
vient nous faire la peau des risqueurs de l'été.
aphone
Tu sais c'est
moi qui maintenant fume à la fenêtre
avec autour de mes pieds un gros chat qui s'y empêtre et cause
et à mon tour je ne peux pas t'imaginer mêmement
Alors c'est par moi que les
cartes postales de la nuit noire
solitaire sont écrites
Je connais ces choses et elles sont justes
Si tu finis par
cesser
d'être le Magicien ça ne sera
qu'une vérité de plus à ton allure de fauve
Ton danger sera autre et ton charme
comme chanté sur un autre air
mais ma gorge le reconnaît déjà
Fauve adulte
Et si ensuite
tu cesses d'être ce souffle fort
qui dans la nuit terrasse tout il restera
encore
ce tremblement qui en moi parlera
à la compagne des pas perdus
des années de friche
celle qui verse l'adoucissement
parce qu'elle connaît les maux et que nous sommes
nous sommes toi et Paule
de la même portée du même lit
quand nos dents
étaient petites et pointues sur nos mâchoires rouges
Et tu perceras encore les âges
Maintenant
N'aie crainte car
je suis ta maison celle
où tu peux dormir
Et je continue ta jeunesse
pétrie d'elle
comme dans l'air l'oranger et la brioche montent
je suis ton matin neuf
Il se trouvera encore provision de nuits semblables
où lancer mon regard
et mon cri d'oiseau attentif et
mon froissement d'élytres sur
la terre
odorante
[...]
Automne 2012