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Nouvelles


Les aventures de celui qui voulait voyager

03. et 05.05.13

Catégorie : nouvelles

 

 J'ai vu des oratoires bretons par centaines, le château de Vlad Tepes en Transylvanie, Nice au soleil d'avril et Berlin sous une lumière pluvieuse de juillet. J'ai marché pieds nus en Basse-Saxe, randonné courageusement en Alsace, vu des lacs alpins et parcouru un pont entre Buda et Pest. Pour quelqu'un qui n'aime guère sortir de chez lui, pour qui se promener dans sa propre ville est un événement rare et peu spontané, toujours encouragé par quelqu'un d'autre, et dont l'ascension la plus prisée reste celle du parking de dix étages situé rigoureusement en face de chez lui, j'ai donc déjà beaucoup voyagé. Je connais, pour y avoir passé quelques jours, la plupart des régions de France, et j'ai quelques clichés-souvenirs mentaux de villages où je n'habiterai jamais, éparpillés sur la carte. Pour les années futures, j'ai trois grands projets de périples solitaires que, tous trois, Italie du Sud, Pologne et Sibérie, j'imagine lointains et initiatiques ; je n'y pense guère, mais avec beaucoup d'émotion par avance, et me promets de les préparer avec tant d'application qu'il me faudra des années avant d'en entreprendre un seul. Hormis cette triade de destinations monstrueuse de sens, de ma vie je ne partirai jamais pleinement à l'aventure, pour le plaisir du voyage. Ce n'est pas que je refuse de lâcher les rênes, d'oublier le confort qu'on a à être dans son cadre choisi ; j'ai des folies brusques, quand je suis dans une gare, devant les panneaux d'affichages vaguement lumineux, je voudrais choisir une destination au hasard et y partir, comme cela, pour voir. J'ai décidé un jour qu'on découvrait les lieux par la perte et ai élaboré, pour marcher aléatoirement dans les villes que je trouverais un jour sur ma route, des stratégies perverses et joyeuses, consistant à prendre résolument sa carte à l'envers ou à jouer son chemin à pile ou face. Mais ce sont des jubilations d'un moment ; le voyage, c'est autre chose ; et j'ai menti, il y en a quatre qui manquent encore pour que je sois libérée de ce vide d'expérience que je me sens, Italie du Sud, Pologne, Sibérie et univers du rêve.

 

Je vous trompe encore. Ce n'est pas dans le rêve que je voudrais m'enfoncer comme dans cette rive de la Savoureuse que je nommais, enfant, « la Jungle », explorant toujours plus avant pour le frisson et la gloire muette ; c'est dans le sommeil, simplement dans le sommeil. Je me demande parfois si ma malédiction de l'insomnie n'est pas venue par des évocations faites par d'autres ou dans les livres, attrapées au passage lorsque je m'endormais encore avec une infaillible rapidité, de cette étrange incapacité névrotique ; ou si, c'est tout à fait possible, je ne l'ai pas choisie parce qu'à une époque, la nuit m'était terrain à conquérir. D'où je tire une idée déplaisante : voyager quelque part, c'est refuser un autre endroit ; aventurière nocturne, pour mes mille et cent épopées j'ai refusé avec obstination ce qui me semblait être une banalité, le sommeil, en quoi je sais voir, maintenant, que c'était là un autre terrain appelant pour qu'on y vienne. Si c'était là la vérité, il faudrait que j'aille tout de même à Rome, dont M. Gamon, élégant professeur d'hypokhâgne, m'a définitivement dégoûtée en parlant de ses séjours là-bas à deux étudiants dont les parents étaient cadres supérieurs et qui, bien évidemment, savaient de longue date qu'il faut voir Rome dans sa vie, et exposaient leur avis sur cet urbanisme particulier avec onctuosité et snobisme. Il faudrait que j'aille en Amérique du Sud, justement parce que je n'en ai aucune envie mais que d'autres le veulent ; ne pourrait-ce pas être, secrètement, tout au fond, pour faire différemment que je rêve de toutes mes forces au transsibérien et pas aux Andes ? Si, par une logique semblable à celle que j'ai déjà éprouvée, la conquête du terrain que je désire me prive automatiquement d'un autre que je finirai par désirer désespérément, il faut, dès maintenant, changer rigoureusement mes projets. Mais je suis raisonnable, du moins je raisonne toujours à la façon des diurnes, comme si l'expérience de l'insomnie n'était pas suffisante ; je continue à rêver uniquement aux rues pentues et pulvérulentes d'Italie du Sud, au village de mes ascendants en Pologne, là où les syllabes chuintent la belle langue qui vous berce si bien, et aux milliers de kilomètres russes, évidentes métaphores de moi-même.

 

Ce transport qu'est l'endormissement m'échappe – car c'est un transport : il y a, chez qui la chose se fait sans y penser, quelque chose comme un déplacement en train ; on s'installe, et, insensiblement, sans effort, on glisse, conduit vers le sommeil. Quelques regards à la fenêtre viennent prouver que l'on est déjà ailleurs ; c'est ce moment où l'on se dit « tiens, je suis en train de m'endormir ». Je manque le moment de monter en voiture, deux fois, cinq fois de suite, avant de prendre, comme en désespoir de cause, le dernier convoi nocturne ; j'ai encore l'angoisse d'arriver trop tard et je ne profite pas du voyage. J'ai la fièvre au moment de m'allonger : je ne peux pas supporter que le jour finisse, j'ai, surtout, indistinctement, des choses à écrire – qui ne me viennent plus très bien puisque je suis exténuée, sans aucune ressource qu'une certaine force d'inertie. Si l'on me laisse la latitude de ne me coucher qu'au moment où je peux réellement sombrer, et je fuis les sociétés qui me la refusent, je suis l'éternelle dernière éveillée, figure pompeuse et pensive dont le feu peine à percer l'enveloppe. Le plus souvent, je n'écris pas, ou mal, mais il me semble bien qu'en dépit de cette surproportion d'échecs, c'est bien l'idée têtue que j'ai derrière la tête. C'est avec l'écriture qu'il faudrait combler les six ou huit heures de nuit qui sont tout à moi lorsque je ne suis pas sortie ; sans quoi ce long espace bée. L'activité d'écrire remplace, par sa fonction liminaire, le moment où les pensées s'enchevêtrent selon une logique différente et heureuse, juste avant le somme. Ce seuil me semble trop magique pour y penser trop, l'invoquer pourrait me porter malheur ; j'imagine que, chez beaucoup d'autres, il passe presque inaperçu, ne porte pas le sceau du soulagement et de la merveille. Fantasmer, à sa place, l'écriture est, pour l'instant, moins risqué.

 

Ma fatigue ne signifie plus rien si je la brave de la sorte, et je finis par n'en plus concevoir aucune ivresse. Non que la nuit ne me soit plus une conquête ; mais cette pénétration dans les hautes terres devrait n'être qu'exception, lorsque j'y ai aménagé de longue date. Je sens même, parfois, que veiller quelqu'un, ce geste qui me semble si fort, n'a pas de sens. Ma ténacité me fait de l'ombre. Pourtant, dormir est un délice ; j'ai balisé le trajet, pour me rassurer, être sûre, lorsque je commence à sombrer, que je suis sur la bonne voie. Si je n'ai plus l'envie suffisante pour me relever et en griller une ou noter quelque chose, c'est que ça y est, je pars. J'ai balisé, de la même façon, le plaisir, jusqu'à savoir, là aussi, ce qu'on sent juste avant de partir ; les bonheurs ont permuté et je suis aujourd'hui, qui l'aurait cru, infiniment plus douée pour jouir que pour m'endormir.

 

Toujours est-il que la fenêtre ouvre à présent sur un ciel bleu foncé et non plus noir, preuve, une fois de plus, que j'ai perdu les endormissements de l'enfance ; les dernières années sont pour moi un lent déport du jour vers la nuit, et un tout aussi insensible désapprentissage de la manière dont on a sommeil à des heures fixes et décentes. J'ai dû louper un embranchement quelque part, ou plusieurs, et la terra incognita sur laquelle j'avance me paraît bien aride. Pour cette nuit, en tout cas, il n'y a plus rien à écrire et je suis satisfaite ; j'ai relu, le ciel s'est encore éclairci ; je vais fermer les volets.  


06/05/2013
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La moustache (2) - bêtise

 Catégorie : tentatives 

(train, puis Jordan T's)

La moustache 

épopée moderne 

 

 

Cérès avait fourni sa moisson de houblon fermenté, et nos maigres emplois alimentaires nous avaient permis de prendre part au festin ; sachant que c'était le signe de ce que nous possédions la nuit, nous buvions bière après bière. J'étais dans la phase enthousiaste de l'ivresse, celle où l'on hurle volontiers à pleins poumons. L'hiver prenait ses droits dès le balcon, où, depuis longtemps, nous ne nous déplacions plus pour fumer ; et quiconque s'esquivait un moment inspirait, en rentrant dans la pièce, un air épaissi par la fumée bleue. La compagnie était idéale : ni couche-tôt, ni alcoolique repenti, ni beau-parleur fiévreux menaçant de nous submerger de lui-même. Lorsque la conversation roulait sur des terrains qui ne nous étaient pas familiers, nous nous retirions un moment en nous-même et nous dilations aux proportions de la chambre. Chaque léger inconfort – de la parole, de la canette tout à coup bien vide, de la position assise, ou cette envie vague de mouvement, d'événement, qui se concluait par l'allumage d'une autre cigarette – portait à plus de fougue. Rien que de très banal ; mais c'était une banalité de laquelle on se déprenait vite, porté à croire, tout à coup, que nous étions comme guerriers de métier au seuil d'une bataille, connaissant le flux de l'adrénaline sans pour autant oublier que nous nous risquions au-devant du danger. C'était l'heure de partir combattre quelque chose.

« Mais que n'avons-nous pas ? »

En temps normal, il y eût eu quantité de réponses idoines. Nous manquions en effet d'argent et de certitudes sur notre propre avenir ; les plus politisés d'entre nous doutaient sans doute également de celui de la société. Nous manquions aussi de femmes, perpétuellement, puisqu'en avoir de temps à autres ou même à demeure ne calmait guère ce désir-ci ; nous-mêmes, en terme de féminité, étions loin du compte, aucun n'en ayant suffisamment pour ne l'aller pas chercher chez autrui. Nous sentions aussi souvent un certain déficit de sens, pénible et difficile à nommer, lequel, chez certain, était grossi en besoin de création, qui nous laissait intranquilles et peu satisfaits. Pour autant, cette fois, dès qu'énoncée, la teneur de notre manque nous parut d'une extrême évidence, ainsi décentrée vers un point lumineux :

« La moustache. »

Nous n'avions pas de moustache, oh ! nous n'avions pas de moustaches, ni les uns ni les autres – ni moi, a fortiori. La mâle compagnie avait trouvé l'identité du Graal : la moustache. Il était de notre ressort de la conquérir de haute lutte, cette noble toison à laquelle nous n'avions encore que peu pensé dans nos vies ; l'aventure avait un nom – la moustache.

 

*

 

Il n'était guère qu'une heure du matin, et nous avions soif – et soif de partir sur le champ. Que faire ? – c'est le mot des révolutionnaires russes – puisque la statue doucereuse de la place de Zurich avait déjà été affublée d'une moustache noire, il fallait voir plus loin. Le Nelson, grâce au ciel, fermait tard, et nous espérions y rencontrer une faune de tous poils qui nous fasse mieux comprendre les enjeux de notre entreprise. Ceux qui, au juste, y portaient ce bel ornement, ne semblaient pas particulièrement représentatifs d'un type : des maigrelets l'avaient en lame de rasoir, quelques paumés l'arboraient clairsemée, et des quarantenaires punks fournie. Fallait-il – fallait-il nous en dessiner une ? Oui ! Et au marqueur semi-permanent. Et de quelle forme, ta moustache ? Dali ? Dali, c'est bien : souviens-toi qu'il a un jour enfoncé une vitrine d'un coup d'épaule parce qu'elle était laide. Plus de laideur, de la moustache ! Voilà le point d'entrée. Nous sortîmes après deux whiskys de bon ton et d'excellente saveur et renversâmes trois poubelles. J'embrassai une fille déguisée en mort-vivant qui rentrait chez elle fort éméchée, ma moustache ne la répugnait pas et elle nous avait demandé du feu, du feu, que brûlerons-nous ? Sommes-nous révolutionnaires assez pour transformer la ville en torche ? Six Dalis s'égayaient sur les trottoirs sans ressentir la fatigue de quatre heure trente. Quelqu'un inventa une ode, qui fut oubliée dans l'instant. Nous n'avions pas l'habitude d'être portés par quelque chose de plus grand que nous. Sus aux Crédits Mutuels ! Nous les balafrâmes de quelques vers sus par cœur. « Assommons les pauvres » – n'étions nous pas pauvres nous-mêmes ? Celui qui s'apprêtait à écrire ces mots sur la façade de la banque fut arrêté manu militari : nous n'étions pas là pour de la politique, mais parce que nous avions une haute idée de la beauté moderne. L'épopée ! « Au combat, au combat ! Car notre sang qui bout / a besoin de fumer sur la pointe des glaives. » Savez-vous, compagnons, que nous nous couchions sur le parvis de la cathédrale pour en voir mieux les glorieuses proportions, et que ce garçon venu de Cronembourg nous avait osé dire que nous étions la honte de l'Alsace ? La honte de l'Alsace, la honte de l'Alsace, et merde ! N'a-t-on pas la droit de se prosterner face au ciel devant une cathédrale ? La rébellion suprême étant manifestement la soumission à la grandeur, et toute modernité étant parfaitement dissoute dans l'excès de nous-mêmes, nous nous tapâmes sur l'épaule et finîmes nos dernières provisions place de la cathédrale.

Les sergents de ville nous y trouvèrent, enroulés dans nos manteaux, transis de froid et toujours aimablement moustachus, à huit heures, alors que les premiers touristes nous considéraient avec frayeur. Nous bredouillâmes quelques phrases sur la beauté du geste ; sentant intacte notre envie d'en découdre, ils nous intimèrent simplement l'ordre d'aller poser notre lèvre supérieure sur un vrai oreiller.

L'un avait chez lui de la vodka, et nous nous sentions finalement tout à fait révolutionnaires. Ce fut mon premier zapoï – je m'en éveillai trois jours plus tard, après dix-huit heures d'un lourd sommeil chez un inconnu imberbe. Trois de mes compagnons étaient assoupis là, les deux premiers sur un sofa et le troisième devant un thé qui infusait visiblement depuis plusieurs heures. Jugeant la boisson imbuvable, j'allai terminer ma nuit chez moi. Il me fallut deux heures de marche, sans compter les détours de décérébrée qui me firent perdre le compte. Mon déguisement de Dali subsistait orgueilleusement sur ma face sale, et je souriais à tout rompre. Trouver la moustache dès la jeunesse, grands dieux !, fut mon premier accomplissement dans l'existence.  


08/04/2013
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